La récente publication de Djerassem Lebamadjiel, ancien ministre et scientifique reconnu, autour de la théorie de l’identité sociale (Tajfel et Turner) est précieuse à plus d’un titre : elle redonne du souffle à une réflexion trop souvent piégée entre colère populaire et calculs politiciens. Il ne cède ni à l’émotion, ni au sensationnalisme. Il pense. Il élève. Et c’est déjà beaucoup dans un pays où la parole publique est trop souvent otage de la rumeur ou de l’intérêt immédiat. Mais si ce texte invite à réfléchir, il oblige aussi à interroger ce qu’il ne dit pas. Non pour le contredire, mais pour le compléter, à hauteur d’homme. L’identité sociale : un outil d’analyse utile mais partiel
Oui, la Théorie de l’Identification Sociale permet d’expliquer certains mécanismes de repli, de stigmatisation et de conflits. Oui, nos appartenances structurent nos perceptions.
Et oui, au Tchad, elles ont été trop souvent instrumentalisées. Mais réduire nos tensions à des biais cognitifs, à des logiques d’estime de soi ou de favoritisme endogroupe, c’est risquer de passer à côté de la réalité matérielle. Car ce n’est pas seulement l’appartenance à un groupe qui crée la division. C’est le sentiment que cette appartenance est la seule assurance de survie. L’oubli du bas de la pyramide : Maslow, plus que Tajfel
Le texte de Lebamadjiel est écrit du haut.
Il respire la hauteur du chercheur, du ministre, de l’élite. Il regarde la société comme un système de catégories en interaction. Mais la base de la société, elle, ne lit pas Tajfel. Elle ne pense pas en termes de stéréotypes ou de recatégorisation. Elle cherche d’abord à se nourrir, se soigner, se protéger, survivre. La pyramide de Maslow nous rappelle que tant que les besoins fondamentaux (sécurité, subsistance, logement, dignité) ne sont pas assurés, l’individu ne peut accéder à des formes supérieures de conscience sociale ou nationale. Et cette frustration quotidienne, vécue en silence dans les campagnes, les quartiers périphériques, les villages oubliés, génère de la peur. Et la peur… fait toujours retourner vers le groupe primaire : la famille, l’ethnie, la communauté. Le repli identitaire est une stratégie de sécurité, pas toujours de rejet.
Ce que Djerassem effleure mais ne dit pas clairement, c’est que le repli identitaire n’est pas toujours idéologique. Il est souvent pragmatique. Presque instinctif.
Lorsqu’un jeune du Salamat, de l’Ennedi ou du Mayo-Kebbi ne peut pas compter sur la justice, la police, ou l’État pour défendre ses droits, vers qui se tourne-t-il ? Vers son cousin militaire. Son chef de canton. Son oncle qui connaît quelqu’un à N’Djamena. Ce n’est pas du tribalisme. C’est de l’auto-défense sociale.
Tant que l’État sera perçu comme abstrait, inégal, ou sélectif, les Tchadiens chercheront refuge là où ils ont encore un peu de pouvoir : dans leurs appartenances primaires.
Les conflits n’éclatent pas en haut… mais en bas
Un autre point important que le texte aborde sans trancher : les conflits intercommunautaires ne naissent pas dans les salons ministériels.
Ils naissent dans les champs, les marchés, les pistes rurales, là où l’accès à l’eau, à la terre, à l’emploi ou à la justice devient une compétition.
Dans les hautes sphères, chaque région est représentée. Le Tchad pratique une forme de « quota ethno-politique » pour maintenir une paix formelle.
Mais cette paix n’empêche pas les meurtres communautaires, les lynchages, les vengeances, les déplacements de population, que l’élite observe parfois avec une distance analytique trop confortable. Djerassem Lebamadjiel : une voix rare… qui pourrait aller plus loin
En cela, le texte de Lebamadjiel est à la fois courageux et frustrant. Courageux, parce qu’il prend le temps de poser les termes d’un débat essentiel.
Frustrant, parce qu’il ne propose rien de concret. Parce qu’il ne nomme pas les zones de conflits, ni les responsabilités politiques, ni les dynamiques d’impunité.
Il élève la pensée, mais ne descend pas dans l’arène.
Mais peut-on lui en vouloir ? Non.
Car dans un pays où la parole libre se paie cher, il est déjà audacieux d’écrire. Et peut-être que sa stratégie est justement celle-ci : parler à l’intelligence des consciences plutôt qu’aux passions. Conclusion : penser, oui; mais aussi agir. La diversité n’est pas une malédiction. Elle ne l’a jamais été. Mais tant qu’elle ne sera pas protégée par une justice équitable, portée par une école républicaine, visibilisée dans les récits nationaux, et garantie par des institutions impartiales, elle continuera à se vivre comme une menace.
Alors oui, pensons avec Tajfel. Mais n’oublions pas Maslow.
Oui, écrivons depuis les hauteurs. Mais restons à l’écoute de la base.
Et surtout, cessons de penser que la paix sociale viendra d’elle-même.
Elle ne viendra que lorsqu’elle sera organisée, sécurisée, incarnée.
Par Mediaethic
Julie Astongar