Le conflit qui oppose, au Soudan, les généraux Al-Burhane et Hemetti, a forcé les dirigeants des pays voisins, au premier rang desquels Mahamat Idriss Déby Itno et Faustin-Archange Touadéra, à prendre parti. Une guerre régionale dans laquelle s’impliquent désormais la Russie et l’Iran.
Ousmane Dillo Djerou l’avoue lui-même, « les pertes sont énormes » parmi les défenseurs d’El-Fasher, cette ville du nord du Darfour, capitale régionale toujours tenue par l’armée soudanaise, fidèle à Abdel Fattah al-Burhane, mais assiégée depuis plus d’un an par les rebelles des Forces de soutien rapides (FSR) du général Mohamed Hamdane Daglo, dit Hemetti. « Les attaques des FSR sont quasi quotidiennes, explique ce combattant. Il y a des combats au corps à corps, des attaques de drones, des pilonnages avec des mortiers de 80 et 120 mm… »
La ville est aujourd’hui défendue par plus de 60 000 hommes, commandés par Minni Arko Minnawi, gouverneur de la région, affirme Ousmane Dillo Djerou à Jeune Afrique, dans un échange via une messagerie sécurisée. Un chiffre difficile à vérifier, tout comme le nombre de Tchadiens se battant actuellement dans ses rangs, qu’il estime à « plus de 3 000 ». Car notre interlocuteur est tchadien. Zaghawa, il est le frère de l’opposant Yaya Dillo Djerou, ex-candidat à l’élection présidentielle tchadienne, tué en février 2024, lors d’un assaut de l’armée sur le siège de son parti.
Lui est arrivé à El-Fasher, le 13 octobre 2023 – un vendredi – alors que l’encerclement de la ville par les troupes d’Hemetti ne faisait que débuter, « pour prêter main-forte à l’armée soudanaise et aux mouvements “Toro Boro” ». Il explique : « La communauté zaghawa compte huit millions de personnes, dont six vivent au Darfour. La ville d’El-Fasher est sa plus grande métropole. Sa prise par les FSR enclencherait inévitablement un massacre, comme par le passé avec les Janjawid. Nous sommes venus pour protéger les populations d’un nouveau génocide. »
D’El-Fasher à Amdjarass
Face aux hommes de Minni Arko Minnawi et au contingent tchadien d’Ousmane Dillo Djerou, les troupes d’Hemetti ont fait d’El-Fasher leur principal objectif. Ravagée par les combats, la ville fait figure de symbole et il est impensable pour les FSR d’échouer à en prendre le contrôle. Le général rebelle a donc mobilisé ses alliés, au premier rang desquels les Émirats arabes unis, accusés, selon les termes du représentant permanent du Soudan à l’ONU, d’avoir « fourni des armes, des véhicules blindés, des drones [de fabrication serbe notamment], (…) des munitions (…) aux FSR ».
Abou Dhabi a beau avoir nié ces allégations, les preuves se sont accumulées au fil des mois, menant notamment au Tchad, et à la ville d’Amdjarass en particulier. Située dans l’est du Tchad, cette localité – qui était le fief de l’ancien président Idriss Déby Itno – a été le théâtre d’un ballet aérien remarqué dès le début du conflit soudanais. Au moins une cinquantaine de vols d’appareils ont par exemple pu être observés entre Abou Dhabi et Amdjarass en juin et juillet 2023. Un chiffre très élevé au regard de l’explication apportée a posteriori par les autorités émiraties : la construction d’un hôpital de campagne d’une cinquantaine de lits.
« La livraison de matériel émirati via le Tchad est un secret de polichinelle, sourit un ancien conseiller du président tchadien Mahamat Idriss Déby Itno. Les populations d’Amdjarass ont bien vu qu’il ne s’agissait pas que de matériel sanitaire, mais qu’il y avait surtout des armes et des véhicules de guerre. » « L’alliance entre les Émirats arabes unis et le Tchad est claire dans le conflit soudanais », résume un diplomate à N’Djamena. Mahamat Idriss Déby Itno s’est d’ailleurs rendu, au moins à trois reprises, à Abou Dhabi depuis le début du conflit.
Lors de sa dernière visite au président émirati Mohammed ben Zayed al Nahyane, en octobre 2024, le chef d’État tchadien a même pu annoncer que les Émirats arabes unis avaient accepté d’accorder à N’Djamena un prêt géant de plus de 300 milliards de francs CFA (460 millions d’euros), octroyé par le Fonds d’Abu Dhabi pour le développement. D’aucuns y ont vu la récompense de l’alignement sur la stratégie émiratie de soutien au général Hemetti, même si les autorités tchadiennes nient toujours vigoureusement cette version et assurent n’être impliquées au Soudan que dans le cadre de la gestion, coûteuse, de l’afflux de réfugiés sur leur sol.
De N’Djamena à Bangui
« Le président Déby Itno fait d’une pierre deux coups : il profite de l’alliance avec Abou Dhabi sur le plan financier, et il combat par procuration les combattants rassemblés autour d’Ousmane Dillo Djerou, qui pourraient un jour se retourner contre lui », analyse l’ancien conseiller précédemment cité. Dans un message envoyé à Jeune Afrique depuis El-Fasher, Ousmane Dillo Djerou ne fait pas mystère de ses intentions. « Nous n’excluons pas de tourner nos armes contre la mafia qui pille notre pays depuis N’Djamena », résume-t-il.
Lui mise désormais tout sur une victoire des troupes d’Al-Buhran et de Minni Arko Minnawi. Ce dernier n’a pas exclu de parvenir à infléchir la position tchadienne. Il a récemment demandé à des représentants de la communauté zaghawa de faire pression sur Mahamat Idriss Déby Itno afin que celui-ci revoie sa stratégie d’alliances. En vain pour le moment. Le chef de l’État tchadien a toutefois été invité à plus de neutralité à deux reprises par la France, par le président, Emmanuel Macron, puis par son ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot.
La joute, mal vécue par la partie tchadienne, a en grande partie contribué à la décision de N’Djamena de rompre les accords de coopération avec la France, annoncée à la surprise même de la diplomatie française, le 28 novembre. Mais ce coup de théâtre n’a pas mis fin au débat. Mahamat Idriss Déby Itno a notamment choisi de prendre prochainement la direction de la Centrafrique, pour y discuter avec son homologue Faustin-Archange Touadéra de la guerre civile soudanaise, dans laquelle le Centrafricain s’est, lui aussi, retrouvé obligé de s’impliquer.
La rencontre entre les deux hommes – initialement prévue le 5 décembre, mais décalée depuis – a été préparée par leurs services de renseignement. Ceux-ci surveillent de près l’activité des groupes rebelles centrafricains, et notamment de celui dirigé par Noureddine Adam. Selon nos informations, celui-ci est en contact avec le camp Al-Burhane, qui envisage d’utiliser ses troupes, massées près de la frontière soudanaise, pour harceler Hemetti au Darfour. Logiquement, l’option ne plaît guère à Faustin-Archange Touadéra, qui est toutefois confronté à un dilemme.
De Moscou à Washington
Le chef de l’État centrafricain a, en effet, également noué, depuis maintenant huit ans, une alliance avec la Russie, dont la face la plus visible est la présence sur le sol centrafricain des mercenaires de Wagner. Et Moscou est l’une des grandes puissances les plus impliquées au Soudan. Attaché à obtenir du vainqueur de la guerre civile l’accord pour l’ouverture d’une base à Port-Soudan, le Kremlin a un temps joué sur les deux tableaux, avant de choisir récemment le camp d’Abdel Fattah al-Burhane, au grand dam d’Hemetti. La diplomatie russe a notamment mis son veto, au Conseil de sécurité des Nations unies, à l’extension de l’embargo onusien sur les armes à tout le territoire soudanais.
Selon plusieurs sources, un accord aurait été conclu entre Al-Burhane et la Russie, pour l’installation d’un centre militaire et logistique russe à Port-Soudan, offrant un débouché convoité sur la mer Rouge. Ce projet mentionnerait un bail de vingt-cinq ans et aurait pour contrepartie la fourniture de matériel à l’armée soudanaise. « C’est l’un des grands échecs d’Hemetti ces derniers mois. Il espérait au moins une neutralité de la part des Russes, en leur offrant certains avantages, notamment miniers », explique une source ayant été en contact avec les FSR.
« Depuis, Hemetti se dit prêt à rompre définitivement avec les Russes. Il fait même passer le message aux Américains, pour obtenir leur soutien, mais en vain », poursuit-elle. Hemetti a également tenté de se tourner vers l’Égypte, considérée comme un allié potentiel des États-Unis, mais, là aussi, la porte est restée close. « Le président Abdel Fattah al-Sissi ne veut pas le soutenir, peut-être pour des raisons religieuses de proximité avec Al-Burhane. Hemetti est même persuadé que c’est Al-Sissi qui monte les Américains contre lui », conclut notre source.
« La logique aurait voulu qu’Hemetti puisse aller chercher du soutien du côté de Washington, pour mettre à mal Al-Burhane et les Russes, mais ce n’est visiblement pas le cas », résume notre diplomate à N’Djamena. Plusieurs sources estiment même que les États-Unis seraient prêts à laisser le champ relativement libre à la Russie, au Soudan, pour obtenir des concessions dans de futures négociations en Europe. « Donald Trump a promis de régler le conflit ukrainien en vingt-quatre heures. Qui sait ce qu’il peut négocier ? », s’interroge un de nos interlocuteurs.
De Téhéran à Abou Dhabi
Reste à savoir si les Américains accepteront de fermer les yeux sur l’implication d’un autre acteur essentiel de la guerre soudanaise, à savoir l’Iran. Selon plusieurs sources, le régime des Mollahs a en effet fourni du matériel militaire à l’armée soudanaise d’Abdel Fattah al-Burhane tout au long de l’année 2024. D’après un rapport de l’agence Reuters, des drones de type Mohajer-6 et Ababil-3 ont ainsi pu être observés sur le terrain, où ils ont été acheminés par la compagnie aérienne iranienne « Fars Air Qeshm ».
Ceux-ci font face aux engins émiratis, fournis par les Émirats arabes unis et au moins en partie pilotés, selon le gouvernement d’Al-Burhane, depuis le côté tchadien de la frontière soudanaise. « L’Iran et les Émirats arabes unis se font face dans le ciel soudanais », résume notre source ayant été en contact avec les FSR du général Hemetti. « Téhéran voit l’opportunité d’avoir, demain au pouvoir à Khartoum, un régime ami, proche du Moyen-Orient, alors que ses alliés du Hamas et du Hezbollah sont en difficulté à Gaza et au Liban », croit savoir un expert de la région.
« L’attaque du Hamas en Israël, le 7 octobre 2023, a changé la donne jusqu’au Soudan, résume celui-ci. L’Iran s’y est investi davantage, en alliance avec la Russie. Et, pour le moment, les Américains et les Égyptiens ont l’air enclins à laisser faire, peut-être pour obtenir des concessions en Ukraine ou à Gaza. » L’arrivée effective au pouvoir de Donald Trump à Washington est dans ce contexte très attendue, même si une partie des acteurs redoute le caractère impulsif et imprévisible du leader populiste américain.
« Si l’isolement d’Hemetti se poursuit, que feront les Émirats et Mahamat Idriss Déby Itno, qui avaient misé sur lui ? », s’interroge notre diplomate à N’Djamena. « Outre sa bonne relation avec Abou Dhabi, l’essentiel pour le président est d’obtenir que le futur vainqueur ne soutienne pas une force rebelle tchadienne au Darfour. Peut-être que les Russes pourront lui donner cette assurance en raisonnant Al-Burhane », poursuit-il. À Bangui, la capitale la plus russophile de la région, Mahamat Idriss Déby Itno abordera sans doute le sujet.
Tribune Info
Julie Astongar